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.— Ça prend plusse de sang que j’croyais, fit Alvin, mais moins que j’craignais.J’suis pas sûr d’connaître quand ça sera assez long.Faut que je m’concentre sus ce que j’fais icitte.Alors j’ai b’soin de toi pour conduire la traversée sus l’chemin, par rapport que tu l’vois.Et quand tu seras à l’aut’ bout, arrime-le bien et empêche-le de grandir encore.Je l’sentirai de ce bord-ci.J’connaîtrai que tu fais ça et j’connaîtrai quand t’auras fini.— Asteure ? demanda Arthur Stuart.— Si on veut faire croiser tout l’monde en une nuitée, j’crois qu’asteure c’est l’bon moment pour commencer.»Arthur Stuart se retourna et fit signe à Écureuil et Orignal.Ils ne le virent pas.Alors il les appela, mais pas trop fort.« Pap Orignal ! Mam Écureuil ! Vous pouvez amener les enfants ? »Ils descendirent jusqu’au bord de l’eau, Pap Orignal appuyé sur Mam Écureuil et un des garçons les plus âgés.À leur arrivée, Arthur Stuart prit pied sur le cristal.Aux yeux de tous, il avait l’air de se tenir debout sur l’eau.Ils en eurent le souffle coupé et un enfant se mit à pleurer.« Approchez-vous, dit Arthur Stuart.Voyez ? C’est lisse là ousqu’on peut marcher sans danger.C’est pus de l’eau.C’est du cristal, et vous pouvez marcher d’sus.Mais restez dans l’mitan.Tenez-vous la main, restez ensemble.Si quèqu’un tombe, remontez-le.L’cristal est assez solide pour vous supporter, voyez ? »Arthur plongea le regard droit dans le cristal sous lui tandis qu’il tapait violemment deux fois du pied.Ce qu’il y vit le glaça.C’était sa mère en train de voler, un nouveau-né attaché devant elle.De voler au-dessus des arbres en direction du nord, vers la liberté.Et brusquement elle ne pouvait pas voler plus loin.Épuisée, elle chutait jusqu’à terre où elle restait étendue, en pleurs.Elle allait maintenant tuer le bébé, comprit Arthur Stuart.Plutôt que le voir retourner en esclavage, elle allait tuer le bébé puis se tuer ensuite.« Non, murmura-t-il.— Arthur Stuart, fit sèchement Alvin, regarde pas dans l’cristal.»Arthur s’arracha à la vision et fut surpris de découvrir qu’Orignal, Écureuil et leur famille le regardaient, les yeux écarquillés.« Personne regarde le pont en d’sous, dit-il.Vous croirez voir des affaires, mais elles y sont pas vraiment.C’est pas fait pour qu’on l’regarde mais pour qu’on marche dessus.— J’vois pas les bords, dit Mam Écureuil.Les enfants connaissent pas nager.— Pas b’soin, dit Arthur.On va mettre les p’tits entre les grands.Tout l’monde se tient la main.— Les tout-p’tits pourront pas marcher aussi longtemps », fit Pap Orignal.Quelqu’un se fraya un passage à travers la famille jusqu’au bord de l’eau.La Tia.« Tracassez-vous pas d’ça.Y a des tas d’bras costauds icitte pour porter ceusses qui peuvent pas marcher.» Elle appela plusieurs noms, à la suite de quoi des jeunes gens et jeunes femmes à l’air solide s’avancèrent, des Noirs pour la plupart, mais aussi quelques Français et autres Européens.« Tout va bien, les p’tits, lança-t-elle aux enfants.Les grands vont vous porter, pas de tracas.Dites-leur que ça va aller, demanda-t-elle à Mam Écureuil.— Tout va bien, dit Écureuil.C’est nos amis asteure, ils vont nous faire passer ce pont qu’Alvin a créé pour nous autres.»Certains enfants geignirent et d’autres pleurèrent franchement, mais ils tinrent quand même bon et firent de leur mieux pour obéir malgré la peur.Arthur Stuart s’aventura plus loin sur le pont en prenant soin de bien rester au milieu.Le pire serait de trébucher et de tomber à l’eau.Ils seraient alors tous terrifiés.« Allez, venez, dit-il.Va pas falloir traîner une fois qu’on sera partis.— Moi, j’reste icitte, dit La Tia.J’vais les faire avancer et s’aider les uns les autres.Vas-y, toi.On suivra.»Arthur refit face à la rive opposée et marcha une bonne vingtaine de pas sur le pont.Puis il s’arrêta et se retourna.Plusieurs enfants des plus âgés le suivaient non sans hésitation.Il revint vers eux à grandes enjambées et prit le premier par la main.« Agriffez-vous tous les mains, dit-il.Restez bien en ligne.Le chemin est long, mais vous allez y arriver.— Écoute la musique, lança Alvin.Écoute la musique de l’eau et du ciel, la vie autour de toi.Le chant vert va te conduire.»Arthur Stuart connaissait bien le chant vert, même s’il ne savait pas le découvrir tout seul.Mais dès qu’Alvin l’eut évoqué, le jeune métis en prit conscience, comme si la musique avait toujours été présente et qu’il n’y avait pas prêté attention jusque-là .Il reprit sa marche en tenant la main de l’enfant derrière lui et adopta un pas qu’à son avis tout le monde pourrait suivre.Dans l’obscurité, il ne distinguait pas le pont qui s’étendait devant lui – ses yeux lui disaient seulement qu’il avançait vers le centre d’un lac dépourvu de chemin.Mais sa bestiole le sentait sans difficulté qui s’étendait de plus en plus loin, aussi progressait-il avec confiance.Au début, il ne pouvait pas s’empêcher de se tourmenter à propos de tout ce qui risquait de mal tourner.Quelqu’un qui tombait dans le lac.Le chemin impossible à retrouver.La découverte, quand il arriverait au bout, que le pont n’atteignait pas tout à fait l’autre rive.Ou le pont qui se ramollissait, de plus en plus mouillé, à mesure qu’il s’éloignait d’Alvin.Ou qui se repliait sur lui-même en une spirale qui ne conduisait nulle part.Il imaginait toutes sortes de désastres.Mais le rythme des pas successifs, le clapotis de l’eau et les cris des oiseaux calmèrent peu à peu ses appréhensions impitoyables.C’était le rythme familier du chant vert.Il le laissa l’envelopper comme une transe.Ses jambes commencèrent à se mouvoir d’elles-mêmes, lui parut-il, aussi ne pensa-t-il plus à marcher ni même à bouger, il se laissa tout bonnement porter en avant comme s’il était une partie du pont, comme s’il était lui-même une brise dans la nuit.Le pont vivait sous ses pieds.Le pont était un prolongement d’Alvin, comprit-il alors.C’était comme si les mains du forgeron le soutenaient, comme si l’eau et le vent l’entraînaient.Il s’aperçut par moments qu’il chantait lui-même.Il ne fredonnait pas, non, il chantait tout haut une chanson étrange qu’il connaissait depuis toujours sans l’avoir jamais remarqué.La fillette qui le suivait en retint la mélodie et la murmura en même temps que lui, puis l’enfant derrière elle, et Arthur finit par entendre que beaucoup de voix la reprenaient en chœur.Nul ne pleurait ni ne geignait désormais.Il distinguait plus loin en arrière les voix des adultes.Mais toutes restaient faibles, simples fils de trame dans le tissu du chant immense que percevait Arthur, un chant qui venait du vent, des vagues, des poissons sous l’eau, des oiseaux dans le ciel, des animaux qui les attendaient de l’autre côté du lac, de la file de gens qui occupait le pont sur un demi-mille, sur un mille.Arthur marchait de plus en plus vite sans se rendre compte qu’il accélérait, mais les enfants ne se plaignaient pas.Leurs jambes s’activaient à la vitesse nécessaire.Et les adultes qui en portaient s’aperçurent que les petits ne devenaient pas plus lourds.Les bébés s’endormaient, accrochés à leur cou, et le souffle de leur respiration suivait le rythme du chant
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